> novembre 2021

dimanche 14 novembre 2021

Lettre à Lisa


 Chère Lisa,

Je prends la liberté de t'appeler par ton prénom alors que tout le monde ne te connait qu'en tant que "joggeuse", c'est ma façon à moi de te redonner une identité et un semblant d'humanité.

Ces derniers temps, les médias n'ont parlé que de toi, même s'ils n'avaient rien à dire, juste histoire de surfer sur l'indignation publique et alimenter la machine à clics. D'imprudente (quelle idée d'aller courir quand on est une femme) tu es passée sans transition à ennemi public numéro 1.

Tu dois payer pour ton mensonge. Tu mérites l'humiliation publique. Peu importe si on ne sait rien de toi, de ton histoire personnelle ou psychologique.

A peine la nouvelle de ton affabulation ébruitée, les chaînes d'information en continu se sont empressées de tendre le micro à tes voisins pour qu'ils rendent leur sentence irrévocable.. Il fallait bien nourrir la bête.

Moi-même, lorsque j'ai appris que ton histoire d'enlèvement avait été inventée, j'avoue t'en avoir voulu. Les femmes n'avaient pas besoin de ce genre de faux témoignages, surtout en ce moment. Et puis, mon cerveau a pris le pas sur mon émotion et j'ai réalisé : quoi qu'il en soit, les femmes ne sont pas crues. Quoi qu'il en soit elles ne sont jamais de bonnes victimes.

Dans le passé, une autre "joggeuse" en avait fait les frais, Alexia Daval (qui n'est d'ailleurs jamais partie courir). Très vite, les jugements et conseils aux femmes imprudentes  ont bruissé un peu partout suite à sa disparition.

Dans ton cas, il n'a fallu que quelques heures pour qu'un général de gendarmerie viennent expliquer aux femmes qu'il est imprudent de courir seule.Pourtant, comme l'explique Valérie Rey-Robert ce type de meurtre reste de l'ordre de l'exceptionnel : en dix ans il y a eu moins de dix femmes tuées par des inconnus alors qu’elles faisaient du jogging.

Je répète souvent que le foyer est le lieu de tous les dangers pour les femmes : c'est là qu'elles ont le plus de probabilités d'être tuées, bien plus que dans une forêt sombre ou dans un parking. Accuser les victimes plutôt que clouer au pilori les meurtriers c'est un grand classique, ça s'appelle le victim-blaming. 

C'est tellement fréquent que j'en ai fait un Tumblr intitulé "Les mots tuent". Tous ces articles (près de 400 à ce jour) relaient les mêmes rengaines sexistes.

Est- ce que la victime ne l'a pas un peu cherché? Est-ce qu'elle ne portait pas une tenue provocante ? Est ce qu'elle ne fait pas ça pour vendre son livre ? Est-ce qu'elle n'avait pas une personnalité écrasante ? Pourquoi elle n'est pas partie ? Pourquoi elle est partie ? Face tu perds, pile je gagne.

Heureusement, tu n'as pas été assassinée. Pour autant, certains semblent ne pas s'en réjouir et s'indignent que ton identité ne soit pas jetée en pâture au motif que tu as fait perdre leur temps aux équipes de gendarmes. On peut en effet le déplorer : pour autant, où sont ces indignés quand les auteurs de féminicides font tourner les forces de l'ordre en bourrique à force de mensonges et contradictions ? 

Dans l'affaire Daval, bien que les gendarmes aient rapidement porté leurs soupçons sur Jonathann Daval, ce n'est qu'au bout de trois mois d'investigations qu'ils se sont clairement orientés vers ce dernier grâce à un nouveau témoignage, fourni par un des voisins du couple. 3 mois. Un mensonge bien réfléchi  et minuté, puisqu'il avait même pris soin d'écrire le scénario des deux jours suivant la disparition d'Alexia Daval. Une antisèche rédigée une semaine après les faits et que les gendarmes retrouveront sur son ordinateur. Il avoue à la cinquième audition, le 30 janvier 2018. Mais il prétend que c'est un accident. Puis qu'il n'a pas brûlé le corps. Six mois plus tard, il se rétracte et accuse son beau-frère, Grégory Gay. Ici, pas d'indignation pour le temps perdu par les gendarmes. On préfère pointer les "crises d'hystérie" d'Alexia, sa personnalité écrasante.

Tu vois Lisa, même morte, une victime n'est jamais une bonne victime.

Dans ton cas, le mensonge a été très rapidement mis à nu, ce qui devrait rassurer ce qui craignent les faux témoignages de femmes. Ils sont très minoritaires, ne résistent pas à l'épreuve du temps et les accusatrices ont beaucoup plus à y perdre qu'à y gagner.

Je ne sais pas ce quels démons t'ont conduite à fuir et à mentir : sache que par ces quelques mots, sans doute vains, je t'assure de mon soutien pour les jours à venir.

J'espère que tu es bien entourée.

Le jour où on utilisera la même énergie et indignation pour vilipender les agresseurs, les violeurs et les assassins, je me dis que la culpabilité aura changé de camp.

La route est encore longue.

Prends bien soin de toi.


samedi 6 novembre 2021

Red flags : ces offres d’emploi qui font fuir les candidats (et spécialement les femmes)

 

Récemment, j’ai été interviewée au sujet des red flags en recherche d’emploi, ces petits drapeaux rouges que l’on repère lors des entretiens et dans les annonces et qui crient en nous « Fuyons ! » (vous pouvez me lire à ce sujet chez Maddyness et dans le numéro d’octobre de Néon magazine).

 

On a tous ses propres signaux d’alerte, en fonction de son âge, de son genre, de ses valeurs et de ses besoins.

 

Voici les miens :

- Le tutoiement : c’est sans doute une question de génération mais le tutoiement dans une annonce a le don de me faire hérisser le poil, je l’interprète vraiment comme une marque de fausse connivence. D’autant que sous ses dehors cools et sympathiques, le tutoiement n’en est pas moins le reflet d’un certain rapport de pouvoir. Maëlle Le Corre l’explique ainsi très bien dans son article « Recrutement : ce que cache le tutoiement » : « Tutoyer quelqu’un sans son assentiment revient en effet à l’inférioriser, à signifier l’absence de toute déférence à son égard. » souligne le sociologue Alex Alber dans son travail de recherches sur la pratique du tutoiement dans les rapports hiérarchiques en entreprise. Il s’appuie notamment sur l’enquête de l’ethnographe Denis Guigo pour montrer que la pratique du tutoiement en entreprise reste conditionnée par le genre (les hommes tutoient davantage que les femmes), l’âge (on tutoie plus facilement les personnes qu’on identifie comme étant de la même génération) et la position hiérarchique (on s’autorise plus à tutoyer quand on est soi-même élevé dans la hiérarchie) »

- Le nombre d’expressions en anglais par ligne : même si certains métiers l’exigent, le recours trop fréquent à l’anglais dans une annonce a le don de faire s’allumer mon radar à bullshit. Faites attention: à abuser de l’anglais, on tombe très vite dans le pipotron et on devient malgré soi un même sur Twitter:


 - Les expressions type hacker/ninja/rockstar/barbus : clairement, je n’imagine pas une femme quand je lis ces mots, ne vous étonnez donc pas de ne pas arriver à recruter de talents féminins si vous les utilisez dans une annonce

- Couteau suisse : souvent utilisée dans les petites structures, cette expression est un point d’attention. De la compta au community management, elle sous-entend que l’on va sans doute être amené.e à faire toutes sortes de tâches sans beaucoup de moyens à disposition

- On est une grande famille : le travail c’est avant tout un contrat dans lequel on cède sa force de travail contre rémunération alors que cette expression brouille les limites et introduit une part d’affectif qui n’a pas lieu d’être. L’amour inconditionnel que l’on porte à sa famille n’est pas transposable au monde de l’entreprise.

- Baby-foot et afterworks à gogo : arguments souvent utilisés pour contrebalancer une charge de travail excessive, ils trahissent également une grande porosité entre la vie pro et perso et peuvent incarner une « bro culture » où les femmes auront du mal à trouver leur place.

- Bonne résistance au stress, capacité à travailler sous pression, grande disponibilité demandée : autoroute directe vers le burn-out, ces expressions peuvent être également des repoussoirs pour les femmes qui ne souhaitent pas sacrifier leur vie de famille. D’après une étude Indeed 2019, les femmes priorisent davantage que les hommes les questions d’horaires (69% contre 59% pour les hommes).

- Les demandes exagérées : à l’image de cette annonce : questionnaire, vidéo, appel entretien culture, appel entretien technique, appel entretien final, 3 appels de référence. Et pourquoi pas un mars et le plan stratégique de l’entreprise à 5 ans ?


Bon, là c’est pas un red flag mais carrément le grand pavois !

Les mots utilisés dans les annonces sont loin d’être anodins et peuvent même constituer de véritables repoussoirs pour les femmes. Pour contrer cela, les recruteurs chez Slack utilisent une plateforme appelée Textio, capable de détecter les biais inconscients d’une offre d’emploi.

Car même avec la meilleure volonté du monde, on n’est pas à l’abri de stéréotypes de genre.

Ainsi, vendredi dernier, j’ai relayé cette annonce tweetée par Jade Le Maître :

Au programme du processus de recrutement : 4 entretiens avec des hommes puis comité d’accueil avec bière et partie de FIFA. On a vu plus inclusif ! 

Sans tomber dans ce genre d’annonce caricaturale, les stéréotypes de genre peuvent se nicher là où on ne les attend pas et dissuader indirectement les femmes de postuler. Cet article explique ainsi que Textio, l’entreprise américaine évoquée plus haut, a analysé plusieurs centaines de millions d’offres d’emploi . « Les résultats sont éloquents : si une annonce contient le verbe « diriger », alors les femmes postulent moins que les hommes. Changez ce verbe par « construire », et les profils seront bien différents ! Des chercheurs américains s’étaient déjà penchés sur le sujet en étudiant la portée des mots « leaders », « compétitifs », qui réfèrent plus volontiers à la gent masculine. Les femmes étant plus sensibles aux vocables tels que « relations interpersonnelles », « soutien » ».

Et puisqu’une image vaut mieux qu’un grand discours, je ne peux que vous inviter à vous pencher sur cette illustration de @PeemaMin avant de rédiger vos annonces !