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mardi 12 janvier 2021

Si à 5 ans t'es pas Greta Thunberg, t'as raté ta vie!

 

La semaine dernière, j’ai vu passer un tweet de Fille d’album mettant le doigt sur un questionnement que j’ai depuis la sortie de mon livre.

Elle pointait l’offre pléthorique de livres jeunesse censés inspirer les enfants, les amener à changer ou à prendre exemple sur d’autres illustres figures enfantines. Pour les plus grands, ces ouvrages s’apparentent même à du développement personnel.

Fille d’album décrit dans son thread les différentes catégories : en mode "toi aussi tu peux le faire"







Avec un bonus s'il y a Greta sur la couverture



Dans un registre approchant, on a les livres de développement personnel pour ado en mode girl power.



Même s’il faut se réjouir d’enfin trouver des ouvrages mettant en scène des role models féminins autre que des princesses passives, on peut aussi se demander si cette avalanche d’enfants exemplaires ne pourrait pas en définitive être contre-productive.

En gros, si à 5 ans t’es pas devenue Greta Thunberg, t’as raté ta vie.

Ces héros en culottes courtes glorifiés au fil des couvertures deviennent alors pour les enfants des statues du commandeur impressionnantes et culpabilisantes.

Comment fait-on si on n’a pas envie ou les capacités de changer le monde ? Est-ce vraiment aux enfants de porter cette responsabilité alors même qu’ils n’ont aucun pouvoir de décision ? Une injonction, même positive (« Ne change jamais ») ne reste-t-elle pas une injonction malgré tout ?

J’ai l’impression que cette course à la performance commence de plus en plus tôt.

Cette question s’était déjà imposée à moi lorsque j’ai écrit mon livre destiné aux 3-6 ans « Les filles et les garçons peuvent le faire aussi ». 


Dans une double page de la partie destinée aux filles, j’évoquais les choix professionnels : « Tu peux, quand tu seras grande, devenir maîtresse d’école car tu aimes beaucoup les enfants, docteure ou bien vétérinaire, tu ne sais pas vraiment. Pas grave, tu as le temps !

Mais tu peux aussi savoir déjà ce que tu veux, vraiment. Pompier, astronaute et même présidente ! Fille ou garçon, tout est possible, le monde t’attend ! ». 

J’avais envie d’offrir des role models variés aux petites filles sans pour autant leur mettre trop de pression. La phrase « Tu ne sais pas vraiment. Pas grave, tu as le temps » était justement là pour dire qu’on a aussi le droit de ne pas savoir.

Une mère m’a écrit peu de temps après la sortie du livre pour me dire que sa fille l’avait adoré. Elle me rapportait, amusée, ses propos : « Tu sais maman, moi je ne veux pas être présidente ou astronaute. Je veux juste rester tranquille à la maison, tout ça c’est trop fatigant ». Preuve que même avec la meilleure volonté du monde, la pression peut être tapie en embuscade.

L’idée n’est pas, bien sûr, de tirer à boulets rouges sur les role models car dans certains cas ils peuvent vraiment faire changer les mentalités, comme l’a démontré une étude américaine. Quand on a demandé à des enfants américains dans les années 70 de dessiner un ou une scientifique, seuls 28 des 4800 enfants participants ont dessiné des scientifiques femmes. Toutes ont été dessinées par des filles et elles représentent moins d’1% des élèves étudiés. Aujourd’hui, comme l’explique cet article « une nouvelle étude publiée dans Child Development et citée par Mashable montre que 28% des enfants dessinent désormais des scientifiques de sexe féminin. Il faut dire que depuis la fin des années 60, les femmes n’ont jamais obtenu autant de diplômes dans les domaines de la science et elles sont beaucoup plus représentées en tant que scientifiques dans la pop culture. ».

Une étude menée récemment par 2 chercheuses anglaises a néanmoins pointé les limites des roles models comme seuls outils de lutte contre les inégalités. « Une représentation accrue n'est pas en soi susceptible d'être efficace si cette représentation est négative » explique une des 2 chercheuses.

Tout d’abord, les filles qui ont été interrogées lors de cette étude étaient parfaitement conscientes des expériences négatives vécues par les femmes célèbres, notamment la misogynie en ligne dirigée contre les femmes politiques, les célébrités et les militantes, en particulier les femmes noires ou asiatiques. Elles ont également trouvé que les médias traditionnels représentaient les dirigeantes de manière humiliante et stéréotypée et jugeaient les femmes plus durement que leurs homologues masculins.

Enfin, les filles n’avaient qu’une expérience limitée de la prise de décision : la présentation de modèles éloignés via divers médias ne peut pas compenser cela. Pour la plupart des filles de l'étude, leurs responsabilité se limitaient à leur vie domestique. Si certaines matières scolaires ont donné l'occasion de pratiquer le débat et la prise de décision collaborative, dans l'ensemble, il était peu probable qu'elles aient un avant-goût du leadership.

Les chercheuses concluent : « Ces résultats sont troublants. Ils suggèrent que la participation aux représentations médiatiques des femmes aux yeux du public a un effet dissuasif sur les filles en raison des conditions de visibilité des femmes. Même lorsque ce n'est pas le cas, les modèles proposés sont probablement des femmes qui viennent de positions avantageuses, ce qui signifie que leurs expériences peuvent ne pas résonner avec de nombreuses filles. Enfin, les modèles éloignés ne peuvent pas compenser une infrastructure pour les jeunes très réduite, et de nombreuses écoles en difficulté ne sont pas non plus en mesure de compenser cela. Les filles de notre étude s'intéressaient aux processus de leadership, à différents modèles, et en particulier au leadership pour la justice sociale, mais elles manquaient d'occasions de développer de tels intérêts. »

Au-delà de cette question de la représentativité se pose celle du culte de la performance instillé dès le plus jeune âge.

Pour conclure, je citerai ces mots lumineux issus du dernier livre de Lola Lafon « Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner ».