> A qui appartient la rue?

lundi 9 juin 2014

A qui appartient la rue?


Je vous l’ai déjà dit, j’apprécie tout particulièrement la lecture régulière du site « Les vendredis intellos ». Chaque article est l’occasion pour moi d’apprendre quelque chose ou de me poser des questions salutaires sur la parentalité ou l’éducation.

Le billet du jour de Mme Déjantée ne déroge pas à la règle : celle-ci s’interroge sur la place de l’enfant dans la ville et en profite pour soulever des problématiques particulièrement intéressantes : « Comment est-ce possible que, dans une société où l’enfant est sur-valorisé, considéré comme nécessitant des soins, des objets, des interlocuteurs spécifiques à chaque instant de son existence, il soit à ce point considéré comme indésirable dans l’espace public? ».

J’ai à ce sujet quelques exemples  assez parlants : quand mon fils avait 5 ans, je l’avais emmené voir l’exposition sur Louise Bourgeois à Beaubourg. Il était très enthousiaste et parlait plus fort que d’habitude (mais sans hurler néanmoins). J’ai alors était interpellée par une femme d’une soixantaine d’années, qui après un « Chut » tonitruant, m’a lancé un cinglant « Un enfant n’a rien à faire dans un musée ». Je lui alors rétorqué, sous le coup de l’énervement « Les vieux cons intolérants non plus ». Dans le même genre, Mme Déjantée m’a rapporté également cette anecdote édifiante sur Twitter « Une fois j'ai demandé à partir de quel âge un adolescent était autorisé à visiter le musée seul. Je m'attendais à ce qu'on m'indique un âge style 14 ans... on m'a dit "un adolescent n'a JAMAIS à visiter seul un musée"

Deux ans plus tard, je décidais d’emmener mon fils voir l’exposition Basquiat au musée d’Art Moderne. Comme il adore dessiner, je lui ai proposé de prendre avec lui un crayon et un bloc de papier pour faire quelques croquis. A peine arrivé dans le musée, celui-ci s’assoit sur un banc pour commencer à dessiner quand il est alors interpellé par le vigile du musée qui lui demande de ranger immédiatement son crayon : il est interdit de dessiner. Quand je demande des explications, je n’en obtiens aucune. Il n’est pourtant pas rare de croiser des étudiants qui croquent les tableaux sans qu’il ne leur soit fait aucune remontrance.

Dernier épisode à la bibliothèque municipale où il a été reproché à mes enfants de faire trop de bruit alors qu’ils montaient les escaliers vers la section enfantine «Chut ! Les gens se concentrent ici ».

3 lieux de culture et de savoir sanctuarisés alors qu’ils devraient être ouverts aux enfants. On me rétorquera qu’il existe des musées pour enfants : j’ai à plusieurs reprises été visité le musée en herbe et ai systématiquement été déçue. En cause, les contenus bâclés, la visite  trop rapide et les prix exorbitants.

Au-delà de ces anecdotes triviales, on s’aperçoit  à la lecture de l’article des vendredis intellos que la question de l’espace est politique et que des enjeux de pouvoirs sont ici à l’œuvre.

« Les territoires des enfants sont donc sous contrôle de ceux des adultes, ils sont à la fois hyper spécialisés (même le revêtement au sol est spécial!), hyper sélectif (ne sont admis que les enfants de l’âge correspondant aux équipements, avec leurs parents. On déplore les attroupements d’ados parfois présents en ces lieux et un adulte seul présent en ces lieux est regardé avec soupçons) et hyper restreints spatialement parlant. Le reste de l’espace appartient aux adultes, qui apparaît de fait comme non adapté et dangereux pour les enfants qui y sont, par mouvement de miroir, indésirables pour des adultes qui considèrent que l’octroi de quelques territoires à ces humains miniatures est suffisant pour garantir l’entre-soi générationnel partout ailleurs. »

L’occupation de l’espace est loin d’être une question anodine : les sociologues de l’enfance qui se sont penchés sur la question ont d’ailleurs relevé ce qui se jouait implicitement dans une cour de récréation. Il a ainsi été observé une occupation différentielle de la cour en fonction du genre. Comme l’explique cette communication de Sophie Ruel à un colloque organisé par le CNRS : « Les filles utilisent les marges et les recoins de la cour pour jouer calmement ou se replient sur les bancs pour discuter. S’appropriant un usage limité de l’espace, elles sont situées le plus souvent à la périphérie de la cour et se réunissent en couples ou en trios » « Demeurant donc sur une petite portion de la cour, elles adoptent des comportements statiques. Elles bougent peu et se déplacent moins que ne le font leurs pairs masculins, l’esprit de dynamisme et de mobilité n’étant pas encouragé dans les jeux de marelle ou de corde à sauter. Lors de leurs déplacements, contrairement aux garçons, les filles courent peu. Elles se déplacent majoritairement en dansant, en se balançant ou encore en marchant à petits pas. Elles se promènent également bras dessus, bras dessous, se tiennent par la main."

 Les garçons, quant à eux, «  occupent majoritairement l’espace et particulièrement le centre de la cour. Ils étendent leurs jeux à la totalité de l’espace disponible. S’appropriant un usage non circonscrit de l’espace, les garçons investissent et sillonnent en tout sens la cour. » « De plus, les garçons se distinguent des filles par leur mobilité. Lors de leurs déplacements, ils marchent à grands pas, courent à grandes enjambées au sein de la cour, explorent les espaces en se courant après, en grimpant, en criant. Ils bougent, remuent, se bousculent et fonctionnent en groupes plus larges, souvent mobilisés autour d’objets attractifs, comme les ballons. ».

Pas étonnant donc que les urbanistes reproduisent ces inégalités en créant des espaces a priori neutres mais en réalité destinés aux garçons (skateparcs, citystades, activités liées aux « cultures urbaines »…).

Si la ville semble appartenir aux adultes plutôt qu’aux enfants, on peut également observer qu’elle a été pensée par les hommes et pour les hommes. J’avoue n’avoir jamais vraiment réfléchi à la question de l’urbanisme et du genre avant de tomber sur ce passionnant article de Libération (mon amie Ariane m’a également transmis un papier de Télérama très intéressant sur le sujet « Villes : où sont les femmes ? »). A l’heure où le harcèlement de rue devient une question d’actualité, il est intéressant d’interroger les rapports de domination hommes/femmes via le prisme de l’urbanisme.

« Le vrai luxe c’est l’espace » disait une publicité pour une voiture.

Et si c'était aussi le vrai pouvoir ?

11 commentaires:

  1. Juste une petite interrogation sur votre conclusion un peu rapide sur l'urbanisme de genre... C'est surement vrai mais... " en réalité destinés aux garçons (skateparcs, citystades, activités liées aux « cultures urbaines »…"

    En quoi les skatepark et les cultures urbaines devraient être "réservées aux garçons" ?
    Est ce que c'est pas en véhiculant des clichés comme "le skate ou le roller" sont des sports de mecs qu'on enfonce le clou ?

    Le roller est une activité qui s'est bien ultra féminisée (avec des sports comme le roller derby notamment) et en soi, le skate n'est pas une activitée typiquement masculine, à l'instar du surf dont il est le pendant urbain.

    Ce serait bien d'arrêter de prétendre combattre le sexisme tout en genrant des sports qui ne le sont pas.

    Rien n'interdit aux femmes de faire du basket, du foot ou du rugby, sauf la pensée mainstream que ce seraient des sports d'hommes

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    1. "Ce serait bien d'arrêter de prétendre combattre le sexisme tout en genrant des sports qui ne le sont pas." : si vous lisiez régulièrement le blog, vous sauriez que je m'attaque très fréquemment au marketing genré et que je n'ai de cesse de dénoncer les stéréotypes de genre. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui "genre" les sports, c'est le géographe interrogé par le CNRS dans l'article en lien qui l'affirme : "même si le foot et le skate ne sont pas réservés aux garçons, il faut reconnaître que les pratiques sont consacrées par l’usage".

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    2. Pour apporter mon grain de sel au débat.
      Exemple perso qui naturellement vaut ce qu'il vaut. Il y a un skatepark près de chez moi, je passe souvent devant et il y a généralement une vingtaine-trentaine de personnes qui font du skate ou zonent autour. La population est souvent ado, avec quelques jeunes, les personnes de plus de trente ans se comptent sur les doigts d'une main. Le dimanche, il y a souvent des enfants. C'est simple, je fais toujours attention au caractère genré de l'utilisation de ce skatepark et en trois ans au moins, je n'ai jamais au grand jamais vu plus d'une fille faire du skate ou roller. Les filles qui sont présentes accompagnent les garçons et sont sur les bancs, jamais à pratiquer.

      Le fait est, que si rien n'empêche physiquement parlant les filles de faire du skate, c'est une activité ultra-masculine. C'est un peu moins vrai pour le roller, mais l'exemple du roller-derby est faussé parce qu'il implique une activité en salle, qui n'est pas similaire à l'activité dans la rue. Principalement parce que le lieu est strictement fixé.

      Le skate, qui est un sport nécessitant de l'espace est de manière écrasante masculin, parce que comme indiqué dans l'article, les filles sont élevées dans une attitude qui les enjoint à prendre le moins de place possible. Le corollaire inévitable c'est que les garçons sont élevés dans un environnement où l'espace est à eux, à leur disposition. La plupart des jeux masculins sont non seulement gourmands en espace mais en plus ils risquent de « s'étendre aléatoirement » (la joie du ballon de foot qui part n'importe où). Ce n'est pas faire du sexisme que de remarquer que le skate et le foot sont des activités masculines, c'est un fait sociologique, qui n'est certes pas figé, mais qui EST pour le temps présent. C'est quand même fou d'accuser Sophie Gourion de genrer le skate, ce dernier ne l'a pas attendue pour se créer comme un univers masculin.

      Penser qu'il n'appartient qu'aux filles de faire ce qu'elles souhaitent, c'est ne pas vraiment comprendre comment fonctionnent les schémas d'oppressions. Les femmes sont éduquées dans un espace qui n'est pas fait pour elles, la rue est un environnement où elles risquent le harcèlement, les regards inquisiteurs, etc. Prendre de la place, prendre sa place est une dynamique appris aux hommes, pas aux femmes. Ce de manière physique comme psychique.

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    3. Merci pour ce commentaire. J'avais également observé il y a quelques mois la population d'un skate-park dans le 17ème. 16 ados, que des garçons, les filles assises en grappe à la marge. Bien sûr, cet exemple n'a pas valeur d'universalité mais est, je pense, assez représentatif.

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    4. ah wouai d'accoooooord...
      ben, j'ai relu plusieurs fois en me demandant si je comprenais bien...
      en fait, je sais plus... mais ce premier anonyme là, franchement, je trouve que Sophie et le second anonyme, sont vraiment très aimables de répondre gentiment comme ça...

      euh, c'est des individus observateurs qui genrent des activités sociales !!!!

      super !
      nan sans dec !
      euh, va falloir expliquer énormément de choses en sociologie et psychosociologie aux gens pour plus lire de trucs comme ça...
      finbref, y'a pas que sur le processus de genration d'ailleurs, qu'il faudrait que les gens s'instruisent autrement qu'en répercutant les discours de leurs "élus" démocratiques et leurs propagandistes.
      la phénoménologie de l'esprit, de la société, manifestement, procède d'un type de causalité, l'émergence, qui échappe complètement, par nature même d'intégration culturelle, aux individus y participant de façon collective, interactive, interdépendante.
      l'observateur ne fait que constater qu'une activité, dans un cadre dont il précise, décrit, définit les caractéristiques, présente des caractéristiques sociales et culturelles, pratiquées et reproduites, par les membres du groupe de pratiquants de ces activités, eux-mêmes membres de divers groupes de pratiques, donc de référenciations culturelles et sociales, qui se croisent, s'influencent.
      l'activité en elle-même ne s'attribue rien : ce sont ses pratiquants, qui par leurs objectifs, et les attributions de sens sociaux et culturels, construisent, progressivement, donc avec une certaine évolution, les attributs de cette activité.

      or, là, ben effectivement, on arrive à une époque, où :
      les enfants sont sur-valorisés, en tant que faire-valoir du capital social des parents et donc en tant que moteurs de passage à l'acte de consommation de produits et de services, uniquement inventés pour que les producteurs et les prestataires se fassent du fric... donc après, en eux-mêmes, ils sont pas du tout intéressants, on cherche plutôt à les mettre en boite bien cadrées... 'fin... j'vais pas m'étendre sur la question tellement ça me fatigue...

      des activités comme le roller et le skate, nécessitant l'occupation de l'espace urbain, sont très vite hyper masculinisées : parce qu'effectivement, et ça en revanche c'est de longue date, l'espace extra-domestique est attribué aux hommes, et pas n'importe lesquels : les mâles ! ceux qu'ont des couilles et du muscles, pas les rats de bibliothèques, mais ceux qui vont à la guerre et reviennent avec plein d'esclaves...
      ben wouai...
      c'est ça...
      maintenant... évidemment... faut surtout pas le dire hein...

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  2. Dans un autre registre, je me suis fait engueuler par un mec dans la rue (il passait en voiture, il s'est arrêté) il y a peu parce que je m'étais trop éloignée de mon fils (4-5 mètres) et que c'était dangereux. Mon fils adore passer du temps sur le trottoir, regarder les voitures, jouer avec sa poussette, et on a toujours droit à des regards étonnés voire agacés : on est immobiles dans un endroit où les gens ne font que passer. Et quelque part on n'est pas à notre place. La rue n'est pas faite pour les enfants, ils doivent être tenus par leurs parents ou en poussette.

    L'anecdote sur la bibliothèque me fait rire jaune. Je suis bibliothécaire et c'est un travail constant auprès des autres lecteurs et surtout auprès des collègues d'expliquer que les enfants ont le droit d'être présents autant que les autres, avec leurs comportements d'enfants. Qu'un enfant qui occupe un ordinateur pour jouer a le droit de le faire et qu'on ne va pas le virer pour qu'un adulte puisse aller consulter son compte Facebook. Qu'il arrive qu'un bébé pleure. Et les jugements sont encore plus durs avec les groupes d'ados.

    Mon fils de deux ans adore la bibliothèque, la librairie et les musées. Parce que c'est des lieux où il voit des choses intéressantes, mais aussi des lieux où il peut jouer, découvrir, expérimenter librement. Oui, j'essaye de lui faire respecter certaines limites, mais hors de question que je lui gâche son plaisir pour faire plaisir à des vieux grincheux.

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    1. Heureusement, malgré tout, mes enfants adorent les bibliothèques et les musées, je crois qu'ils ne se sont pas vraiment rendus compte des remarques qu'ils ont essuyées. C'est plutôt moi qui ai des appréhensions désormais :-)

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  3. Pour info effectivement il est souvent interdit de dessiner dans les musées, qu'on soit enfant ou adulte. Les personnes qui veulent le faire doivent en demander l'autorisation au personnel au préalable, autorisation qui selon les cas est accordée... ou non.

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    1. Pour quelle raison exactement? Sur Twitter, quelqu'un m'a dit qu'on lui avait interdit de recopier des citations mais pas de les prendre en photo ce que je trouve fou...

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    2. Pour avoir été gardienne de musée, je peux te donner la réponse que nous avait donné la direction, à savoir qu'on n'aime pas trop les crayons dans les musées à cause des accidents ou des dégradations qui peuvent en résulter (et ça arrive plus souvent qu'on ne le pense). Après en général dans la plupart des musées il faut demander l'autorisation au préalable. Pour les photos, c'est le flash qui pose problème (la lumière abime une œuvre) pas la photo en elle-même. Mais beaucoup de musée interdise les photos, comme ça les gens achètent les catalogues ou les cartes postales à la fin, malins ces gens des musées qui font un peu de désinformation pour leur commerce :)

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    3. Merci pour l'info! J'ai été étonnée de voir que la fondation Maeght demandait un droit de 5€ pour prendre des photos. Du coup, ça donnait des amas de gens devant les tableaux qui prenaient des selfies : navrant!

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