> Les mots tuent, même dans la tribune du Monde

mercredi 17 janvier 2018

Les mots tuent, même dans la tribune du Monde




La tribune du Monde et ses 100 signataires ont fait couler beaucoup d’encre.

Les féministes se sont succédé sur les plateaux pour leur apporter la contradiction, les médias se sont frottés les mains devant l’audimat et le buzz inespérés, eux qui traitent si mal d’habitude des questions liées au sexisme. « Des féministes qui se crêpent le chignon, ça fait de l’audience ça Coco ! ».

Même si je respecte énormément les militantes qui ont fait œuvre de pédagogie et de contradiction avec constance et patience, j’ai, pour ma part, fait vœu de silence médiatique sur cette question.
A froid, j’ai néanmoins trouvé intéressant de revenir ici sur l’expression utilisée dans le titre de la tribune « Des femmes libèrent une autre parole » pour la confronter au principe de réalité de mon Tumblr « Les mots tuent ».

Crée en mars 2016, ce Tumblr a pour but de collecter les articles de presse qui traitent des violences envers les femmes de manière incorrecte, contribuant ainsi à les banaliser ou à les excuser.

Aujourd’hui il en contient plus de 300. On ne peut plus, au regard de l’ampleur du phénomène, parler de « perles de journalistes » tant les « drame de la séparation » « crime passionnel » « baisers volés » et autres « attitude déplacée » pour parler d’une agression sexuelle sont monnaie courante. 

Alors que les signataires pensent porter une « autre parole » en euphémisant les violences faites aux femmes, en parlant d’accident, de baisers volés ou de non-événement, il suffit de jeter un œil aux 300 titres pour réaliser en réalité qu’il ne s’agit pas d’un discours subversif mais au contraire du discours dominant.

Illustration en quelques exemples.

Les signataires parlent de « baisers volés », de façon très poétique, à la manière de Truffaut alors que légalement « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». La jurisprudence précise ce que recouvrent les «atteintes sexuelles» mentionnées dans cet article. Il sagit des attouchements imposés sur le sexe ou sur des parties du corps considérées comme intimes et sexuelles : les fesses, les seins, les cuisses et la bouche (baisers forcés). De la même manière que les signataires, le Midi libre qualifiait de « vol de baisers » en septembre dernier une atteinte sexuelle sur mineures. Le Point, quant à lui, titrait « Neuf mois ferme pour une main aux fesses » alors qu’il s’agissait, là encore d’une agression à caractère sexuel.

L’expression « drague maladroite » utilisée dans la tribune est également régulièrement utilisée par les médias pour minimiser des faits souvent plus graves. A l’image de ce « patron dragueur » : « Parfois, il l’embrassait même par surprise (son employée) et lui mettait des mains aux fesses ». Même rhétorique pour « Nord Eclair » (titre modifié depuis) qui parle de « dragueurs éconduits » pour parler d’une tentative de meurtre. Et que dire de ce site qui qualifie de « drague lourde» ces mots lancés à la mannequin Camille Rowe « On veut tous la baiser ! » ?

Le vocable « comportement déplacé » utilisé dans la tribune fait également partie des moyens utilisés par certains titres pour minimiser des faits plus graves. Ainsi Maxime Hamou, le tennisman qui a agressé une journaliste en l’embrassant de force, est juste coupable aux yeux du Figaro d’une « attitude très déplacée ». Pour l’Indépendant, des mains aux fesses ou sur les seins, du harcèlement sexuel sont considérées comme des « blagues douteuses ». Le titre « La Provence », quant à lui, estime que des faits d’exhibitionnisme sont une « très mauvaise habitude ».

De la même manière que les signataires parlent de « liberté d’importuner », ce site titrait « Une jeune fille de 13 ans importunée par un inconnu à l'arrêt de tram » alors qu’il s’agissait d’une agression. 20 minutes évoquait également un « dérapage », un masseur « trop entreprenant » pour qualifier un viol. Enfin, ce site parlait « d’enseigner l’autodéfense aux filles pour éviter des gestes malheureux », à savoir des agressions sexuelles.

Enfin, dans la série « liberté d’importuner », mentionnons ces titres « Il lui met un doigt dans les fesses au rayon fromage : j’ai mal interprété un sourire » ou « Saoul sur son scooter, il touche les fesses d’une passante (par Var Matin).

Dans la tribune, les hommes sont décrits comme victimes d’une pulsion « par nature offensive et sauvage ». Les agressions seraient le fait d’une « grande misère sexuelle ».
Même son de cloche, une fois encore, pour le journal l’Union qui qualifiait de « quinquagénaire encore dépassé par ses pulsions » un violeur d’enfant récidiviste. En 2016, le Parisien titrait « L’homme qui pinçait les seins des femmes dans le RER devant le juge ». En cause : sa frustration sexuelle.

Alors que les signataires parlent d’« accidents » pour évoquer le harcèlement ou les agressions, il est cette fois nécessaire de rappeler qu’ils ne sont ni le fait du hasard ni des faits isolés. Mais véritablement des faits de sociétés.

Ces quelques chiffres sont, à ce titre, éloquents :

90% des femmes qui prennent les transports en commun déclarent avoir été victimes de harcèlement selon la dernière étude de la Fnaut (Fédération nationale des usagers des transports urbains).



Si vous souhaitez m’entendre au sujet du traitement journalistique des violences faites aux femmes, j’ai eu la chance d’être interviewée par David Carzon pour le podcast BINGE AUDIO. C’est à écouter ici.