> janvier 2022

dimanche 2 janvier 2022

Girlboss ou sorcières : à quand d’autres modèles d’ambition féminine ?

 


Souvent, les femmes que j’accompagne dans le cadre de bilan de compétences ont des croyances très ancrées au sujet de la réussite et de l’ambition : une femme qui réussit perd forcément quelque chose, être ambitieuse c’est avoir les dents qui rayent le parquet, viser haut c’est être présomptueuse. Pour les aider, je leur demande alors de me citer des femmes qui, a leurs yeux, ont réussi et qui pourraient les inspirer. En premier lieu, elles évoquent généralement des membres de leur famille : une mère, une grand-mère, une tante. Puis, arrivent quelques figures connues : Simone Veil ou mère Teresa. En dehors de ces 2 sphères soit familiales soit iconiques, toutes 2 éloignées dans le temps, pas d'entre-deux. Elles n’arrivent généralement pas à citer une femme de leur cercle professionnel, plus ou moins proche. Pas de mentor, pas d’entrepreneuse ou de dirigeante. Personne à qui s'identifier dans le monde du travail.

Pourtant, je crois profondément en l’importance des role models. On ne peut pas imaginer, désirer, se projeter dans quelque chose que l’on ne voit pas. Comment prendre sa place professionnellement si on a constamment l’impression d’être une extra-terrestre, une femme quota, une pionnière ?

Il faut dire que, question représentation, notre société ne leur facilite pas la tâche.

Dans la culture populaire, les femmes ayant réussi dans le monde de l'entreprise sont souvent représentées comme des des pimbêches prêtes à tout pour réussir et tyrannisant leurs subordonnées (cf "Le diable s'habille en Prada"), on appelle cela le "Queen bee syndrome" (syndrome de la reine de la ruche).

 

Malheureusement, l’actualité a donné raison à cette représentation : les « girlboss » de plusieurs medias féministes (Louie Media, La Poudre ou Les glorieuses) ont ainsi récemment été épinglées pour leur management toxique.

En dehors de la girlboss, figure repoussoir de la réussite féminine, point de salut ? Un autre modèle de pouvoir a récemment émergé : celui de la sorcière. Il y a quelques jours, dans un podcast dédié à l’ambition féminine, j’ai ainsi vu passer cette interview : « Dans son dernier livre « Sorcière moderne », conçu comme un grimoire, on y trouve de nombreux thèmes à explorer pour nous reconnecter à notre puissance féminine !

Nous avons donc parlé de l’influence et vertus des plantes mais également des pierres (ce que l’on appelle la lithothérapie), de l’impact de la lune sur notre cycle, de l’astrologie, d’animal totem, d’oracles, de rituels et j’en passe… A l’heure où nous avons été éduqués à penser plutôt rationnellement, nous nous sommes progressivement éloignés de notre intuition et de notre puissance féminine intérieure et cette conversation est une invitation à s’y reconnecter ».

On trouve résumé ici en quelques lignes une tendance qui a investi progressivement le champ de l’accompagnement professionnel : un gloubiboulga fait d’ésotérisme,  d’oracles et de sorcellerie bon marché. Trouvez votre métier de rêve dans le marc de café, reconnectez-vous avec votre sorcière intérieure pour être puissante au travail. Entre bénédictions de l’utérus et glorification d’un soi-disant « féminin sacré », on tombe très vite dans l’essentialisme le plus basique (je vous conseille à ce sujet les 2 excellents épisodes du podcast "Méta de Choc"), le féminin incarnant par définition dans cette optique new-age la douceur, la créativité et la fertilité. 

Plutôt « old age » comme vision des femmes en somme.

Pourtant, ces pratiques ésotériques se veulent féministes, comme l'explique cet article du Monde au sujet du succès de l'astrologie en Argentine : « Le public des cours d’astrologie est pour l’essentiel des femmes, urbaines, de classe moyenne », relève Karina Felitti, historienne au Conicet. «L’astrologie est déjà présente en Argentine dans les années 1960, c’est alors une contre-culture, à une époque de violence politique », retrace-t-elle. Mais pour la chercheuse, l’essor récent est nourri par le mouvement féministe, qui a pris de l’ampleur en Argentine en 2015, lors de grandes manifestations réclamant une politique publique efficace face aux féminicides, et en 2018, lors de la mobilisation pour la légalisation de l’avortement (approuvée le 30 décembre 2020). « Le mouvement féministe est lié à une meilleure connaissance de soi, dans le but de pouvoir décider de sa propre vie. Or l’astrologie apparaît comme un outil de connaissance. » La pandémie, ses incertitudes et le temps supplémentaire qu’a parfois accordé le confinement ont parachevé l’élan astral"

Ce qui est profondément paradoxal, c’est que ces discours nous vendent de l’ « empowerment féminin » alors qu’en réalité c’est tout l’inverse. Remettre ses choix dans les mains de « forces occultes » c’est sous-entendre que l’on n’est pas capable d’agir ou de décider seule. C’est confier à autrui son pouvoir d’agir. Le magazine « Elle », qui a bien flairé la tendance, a récemment déclaré s’engager pour l’écoféminisme…en organisant un événement intitulé « Elle sorcières » : « Odile Chabrillac, sorcière, naturopathe et auteure de « Sortir des bois- Manifeste d’une sorcière d’aujourd’hui » nous apprend à nous reconnecter à notre énergie profonde en renouant avec notre corps, la nature et la spiritualité pour enfin retrouver son pouvoir ».

Après des années à batailler pour sortir les femmes du registre de l’intuition, de l’irrationnel ou de leur statut d’utérus sur pattes, voilà que ce genre de doctrine les y ramène de nouveau.

Affirmer que l’on ne peut tirer notre puissance que de l’astrologie, des oracles et de la sorcellerie c’est vraiment se résoudre à n’être qu’influentes qu’à ces endroits-là. Et c’est un sacré aveu d’échec.

Pendant qu’on fait mumuse avec nos pierres et nos incantations, les hommes, eux, réseautent et font avancer leur carrière.

Soyons clair.e.s : je ne critique absolument pas les femmes qui pratiquent la lithothérapie ou se tirent les cartes à titre personnel. Si ces croyances les aident au quotidien, je n’ai aucun problème avec ça. En revanche, en faire un modèle économique ou vendre cela comme de l’empowerment me gêne beaucoup plus.

Surtout que sous ses dehors folkloriques et apparemment inoffensifs, ce business ésotérique est plus dangereux qu’on ne le pense. Comme l’explique cet article de Charlie Hebdo dans lequel j’ai été interviewée, la Miviludes a déjà été saisie pour des coachings concernant le « féminin sacré » ou la « bénédiction de l’utérus ». «  Des témoignages auprès de l’organisme dénoncent une emprise psychologique chez-moi des femmes fragilisées » « Les praticiennes en féminin sacré ne sont souvent pas formées pour accompagner des victimes d’expériences traumatisantes ».

A quand un bon coup de balai (pas forcément magique) pour faire le ménage parmi ces apprenties sorcières ?