> Tuer le temps

mardi 26 juin 2012

Tuer le temps

Ca faisait un petit moment que j'avais envie de me lancer dans des textes courts de fiction. Voici le premier. Toute ressemblance bla bla bla...


Depuis mon licenciement, on me dit souvent « c’est bien, tu dois avoir du temps pour toi ». Je réponds avec un sourire doux, comme un aveu d’impuissance. S’ils savaient.

Ce temps là, je ne peux rien en faire. Il est pire qu’un travail éreintant, qui bouffe le corps et l’esprit. Il ne laisse jamais de répit, ni la nuit ni le week-end, il est le pire des patrons.

Ce temps là est poisseux, vicié, périmé. Il sent l’œuf pourri et s’étale, mou et collant comme une guimauve trop sucrée. Chaque matin, j’essaye de faire quelque chose de cette glaise entre mes mains, de ces minutes qui s’égrènent mais il n’en sort rien, rien d’autre que des formes hideuses et désarticulées, pauvres pantins inutiles, ébauches d’enfants difformes d’un ventre définitivement stérile.

Alors j’essaye de le remplir, de me remplir. Comme ces petites vieilles qui sortent faire les courses pour avoir un but, j’erre entre les rayons. J’emplis machinalement mon panier de choses inutiles : de la mayonnaise, des punaises, une éponge ultra dégraissante, de la ficelle.

Je ne peux pas me plaindre. Qui aurait de la compassion pour une employée de banque ?
Du monde de la finance, comme on l’appelle au 20h, je ne connais ni les coulisses ni les ficelles et pourtant, pour beaucoup, je porte le sceau de l’infamie sur mon front.

« Il faut se secouer » qu’ils disent. Pourtant, j’ai beau prendre le pouls de ma vie, je ne ressens rien, électroencéphalogramme plat.

L’autre jour, j’ai acheté des chaussures à talons, pour voir ce que ça faisait, pour sortir de la mollesse et du confort, pour avoir l’air comme les autres. J’ai marché toute la journée sans m’en rendre compte, sans me souvenir vraiment de ce que j’ai fait ni où je suis allée, dans une sorte de transe hébétée. Le soir, j’avais les pieds en sang et je sentais mon cœur battre dans mes orteils. Un peu de vie, enfin.

« Il faut voir du monde » à ce qu’il paraît. Il y a quelques mois, je suis aller déjeuner avec mes anciennes collègues, enfin ce qu’il en reste, à leur initiative. A leurs « alors, raconte » débordant de curiosité malsaine, j’ai compris que je n’aurais pas dû venir. Elles m’ont abreuvée de leurs ragots dont je n’ai que faire, assommée de noms de personnes que je ne connais pas, essayé de me consoler grossièrement à coups de « ne regrette rien, c’est pire depuis que tu es partie ». Puis elles se sont éparpillées en piaillant comme une nuée d’étourneaux, me laissant encore une fois face à ce silence mortifère.

« Il faut parler, se confier ».  Raconter tout cela s’apparenterait à une double peine, j’aurais l’impression de revivre une deuxième fois ces journées qui ont mis tant de temps à s’écouler. Je préfère écouter, imaginer. M’asseoir sur un banc et essayer de deviner où vont tous ces gens, quels sont leurs métiers, vers quoi ils courent.

Je n’ai pas parlé de mon licenciement à ma mère, pas envie d’ajouter à ses tourments. Elle n’a pas besoin de moi pour perdre la boule.

Hier, je suis allée écouter derrière sa porte pour me nourrir de sa voix, de ses conversations tonitruantes au téléphone, de ses odeurs de coriandre échappées des casseroles. Seule sur le palier, j’ai imaginé sa main parcheminée dans la mienne, ses mots de consolations « tu vas t’en sortir, tu t’en es toujours sortie ».

« Le taux de chômage a atteint son plus haut niveau depuis 12 ans » beuglait le téléviseur en fond sonore. Le paillasson commençait à me piquer les cuisses alors je me suis relevée.

EDIT : Visiblement, le contrat de lecture n'est pas très clair, même en spécifiant qu'il s'agit d'une fiction. Désormais, je regrouperai mes textes fictionnels sur un autre blog à cette adresse.

11 commentaires:

  1. Le monde est si mal fait… Comme j'aimerais disposer de temps pour écrire plus de 140 signes à la fois…
    @BicycleRepairMan

    RépondreSupprimer
  2. Très beau texte, évocateur et poignant.

    RépondreSupprimer
  3. Tout est tellement touchant parce que tellement vrai dans ce blog! Je suis bouleversée par le post sur le baby blues que je viens seulement de lire.
    Je me souviens, première année de chômage, je me levais à 6h et faisais l'ouverture de la piscine à 7. Besoin de me prouver que j'étais encore dans le monde des actifs. C'est là que je me suis mise à apprécier le métro que j'avais toujours cherché à éviter!
    La seule solution c'est de se fixer un objectif, comme ce blog, et de s'y tenir.
    J'ai longtemps cru que le travail attirait le travail, pas toujours vrai...
    C'est parfois dur de devoir inventer sa vie, mais finalement je n'ai aimé que les jobs que je devais inventer. Donc la difficulté n'est pas fondamentalement différente.
    Par contre, moi j'ai la chance de ne plus avoir besoin de travailler pour des raisons financières. Mais vous ne le croirez pas, ce n'est pas toujours facile de trouver du "travail" quand on ne se fait pas payer et en fait il m'arrive de "payer" pour travailler gratuitement! C'est à dire achat de logiciel, d'équipement bureautique, mise en page de mon bouquin, etc...
    Bises à Sophie que l'on en peut qu'aimer!

    RépondreSupprimer
  4. J'aime beaucoup moi aussi et je ne peux m'empêcher de me demander à quel point c'est inspiré de faits réels...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bien sûr, on n'écrit jamais "ex nihilo", on s'inspire de choses vues ou entendues (ici, les phrases de conseils) mais ça reste de la fiction pure! Je n'ai pas passé la journée d'hier sur le paillasson de ma mère folle! ;-)

      Supprimer
  5. J'aime beaucoup.... cela ressemble à ce que l'on ressent lorsque l'on arrive à la retraite ou lorsque votre santé ne vous permet plus vraiment de participer à la vie active.... "Repose-toi" me disent-ils. Mais je ne fais que ça me reposer et j'ai tellement envie de bouger !

    RépondreSupprimer
  6. Peut-être parce que ça n'arrive pas toujours qu'aux autres... ! Devenir puis être transparent, dans un monde où il faut être pour devenir, ce n'est pas simple.
    Avoir le temps de prendre le temps qui finalement ne veut plus dire grand chose, car on aimerait justement ne pas avoir ce temps ! Là

    RépondreSupprimer