> J'ai lu "Travailler à tout prix" de Cédric Porte et Nicolas Chaboteaux

vendredi 15 mai 2015

J'ai lu "Travailler à tout prix" de Cédric Porte et Nicolas Chaboteaux


La première fois que j’ai entendu parler de ce livre, c’était sur la page Facebook de mon amie Gaëlle. Elle venait de le lire et partageait son ressenti. Piquée par la curiosité, nous avons échangé puis elle a gentiment proposé de me le prêter pour que nous puissions en discuter ensuite.

« Travailler à tout prix » est le témoignage à 4 mains de 2 ex-salariés d’une SS2I, Cédric Porte, ancien scénariste devenu SDF et Nicolas Chaboteaux, ex journaliste.

Alors que leur embauche après des années de chômage semblait être la promesse de lendemains qui chantent, les 2 hommes réalisent rapidement qu’ils ont finalement quitté un enfer pour un autre.

Car chez MSS, une PME dirigée par la tyrannique Marie-Sophie Sentenza, les méthodes de management sont pour le moins particulières. Humiliation, isolement, harcèlement, délation, contrôle de l’individu : un cocktail détonant qui n’est pas sans rappeler les techniques de manipulation sectaire.

Dès son entrée chez MSS, le salarié perd toute identité : il n’est plus une personne mais un trigramme, comme le raconte Cédric, qui devient ainsi CPO. Son travail quotidien, ubuesque, consiste à rédiger des synthèses de textes et des descriptifs de l’organisation de son travail : « En quoi cela consiste-t-il concrètement ? Ici chaque salarié s’attelle à rédiger un document où il explique comment il compte organiser son travail. Tout doit être prévu, même l’imprévisible. La règle de base est de rien entreprendre sans l’avoir préalablement décrit en détail et fait valider par son supérieur. Chaque action, si minime soit-elle, appelle donc à la rédaction d’une organisation. Ex : vous devez emprunter un document dans le bureau voisin ; à charge pour vous de stipuler a minima,  l’heure à laquelle vous devez aller chercher ce document, l’heure à laquelle vous préviendrez votre collègue et ce qu’il doit faire exactement, le temps que cela va prendre, sans oublier bien sûr les conditions nécessaires au bon aboutissement de cette tâche (ordinateur allumé, imprimante opérationnelle). ».

Après quelques jours, Cédric réalise rapidement que la lune de miel avec son nouvel employeur est définitivement terminée puisque « M. Tuco me parle comme à n’importe quel salarié de la boîte : « Je vous ai autorisé à me parler ? » « C’est un vrai torche-cul votre truc(…). Mais le mot qui revient à chaque fois c’est « recommencez » » ». Faire et défaire, sans aucune visibilité ou retour constructif sur la tâche à accomplir, tel est le quotidien kafkaïen de Cédric.

Quotidien qu’il ne peut partager avec personne puisque chez MSS, l’isolement est de mise : le téléphone ne sert qu’à recevoir des appels (avec obligation de décrocher avant la 2ème sonnerie), les salariés déjeunent seuls et les échanges sont proscrits : « Je vous préviens, j’ai demandé qu’on me remonte l’information si on vous surprenait à parler avec d’autres personnes de la société. Si j’apprends que vous avez essayé de parler à quelqu’un, je vous vire sur le champ ! ».

Car chez MSS, la délation est fortement encouragée comme l’explique Nicolas : « Ici, la règle d’or c’est de « remonter les écarts ». Un écart, c’est quoi ? Très simple, tout ce qui sort des clous, déroge de près ou de loin à ce qui a été défini au départ, ou qui empêche de réaliser une tâche comme prévu. Ca peut aller du plus petit écart, comme le stylo qui n’écrit plus, au plus grand écart facial. (…). Bref, Marie-Sophie Sentenza doit être au courant de tout, y compris du moindre crayon à tailler ! (…). Ce que je comprends, surtout, au travers de cette politique, c’est que la direction encourage la délation ni plus ni moins. Il est, en effet, très bien vu par la hiérarchie de remonter l’écart éventuel d’un collègue qui aurait failli dans sa tâche ».

Ce climat de terreur encourage alors les plus bas instincts et l’individualisme règne alors en maître. Personne ne réagit plus face au harcèlement quotidien des dirigeants : « Lerouge (JBL) et Tuco ont mis au point un petit jeu qui s’apparente à du ping-pong. Dans le rôle de la balle : un salarié. Dès le matin, Tuco convoque sa proie. (…) Mettant le doigt sur une « flagrante incompétence » à corriger, il lui donne un nombre incalculable de travaux à réaliser. Rentre alors dans le jeu JBL qui, parallèlement, appelle cette même victime pour lui assigner d’autres tâches. Bien sûr Tuco et JBL s’appellent pour se tenir informés. Ils se marrent. (…) ‘Tu aurais dû voir ce que je lui ai mis. Il venait à peine de redescendre de ton bureau. Il faisait une tête !’ ».

 Heureusement, la rencontre des 2 auteurs sera déterminante et leur donnera le courage de s’extraire de cet enfer. Aujourd’hui,  Nicolas a retrouvé du travail, Cédric en cherche encore mais est malgré tout ressorti plus fort de cette expérience.

Lorsque Gaëlle m’a prêté ce livre, je l’ai littéralement dévoré en une après-midi. J’ai été immédiatement happée par ce témoignage, à la fois très factuel et souvent drôle, et qui ne tombe jamais dans le misérabilisme.

Les 2 auteurs y décrivent avec une grande précision les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans certaines entreprises aujourd’hui. On comprend alors à quel point la crise et la peur du chômage favorisent la soumission et encouragent les bas instincts.

J’avoue avoir relu plusieurs fois l’avertissement en début d’ouvrage : « Tout ce que vous allez lire s’est bel et bien passé » tant certaines situations rapportées semblaient parfois ubuesques. Mais elles sont malheureusement bien réelles, pour en avoir discuté de vive voix avec Cédric et Gaëlle autour d’un café. 

Une lecture salutaire, donc !

« Travailler à tout prix », éditions du Moment



1 commentaire:

  1. Merci pour ce compte rendu Sophie !
    "On comprend alors à quel point la crise et la peur du chômage favorisent la soumission et encouragent les bas instincts." Y penser aussi lorsqu'on est freelance : je le dis au crépuscule d'une journée faite d'une relation client très très mal barrée. Le climat de crise nous pousse à accepter beaucoup, parce qu'on a peur du lendemain. Mais là tu vois, je me dis qu'il en va de mon bien-être de savoir faire face à la crise et choisir des clients qui me méritent (remplace "clients" par "patrons" et ça marche aussi).

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